What is past is prologue

Son programme en main, ses yeux parcourait pour la énième fois les lettres apposées sur ce papier de bien trop bonne qualité pour des informations éphémères. Venir au Royal Opera House ou Covent Garden pour ceux appréciant montrer leur familiarité avec les distractions prodiguées en tels lieux, n'avait point été une de ses idées. Certes, il connaissait Shakespeare comme tout être ayant eu une des meilleures éducations de Grande-Bretagne, mais jamais Georges n'avait pour autant apprécié Macbeth. Et le jeune duc ne comprenait guère pourquoi, en plus de devoir subir une pièce si longue qu'elle en deviendrait un supplice, une jeune chanteuse d'opérette que l'on disait prometteuse se devait de se produire en première partie de soirée. Depuis que le théâtre avait été repris par John-Philip Kemble, des artistes en tous genres venaient montrer leurs talents à la bonne société. Même les plus traditionnalistes avaient été séduits par cette petite pointe de modernité ou du moins, comme les parfaits moutons de Panurge qu'ils étaient, aucun n'osaient affirmer que certains numéros étaient dignes d'un bien mauvais cirque. Enfin, il ne pouvait s'en plaindre. Une voix qu'il espérait magnifique ne pouvait être pire qu'un numéro de ce fameux clown Grimaldi.

"Tu ne pourras pas les éviter indéfiniment" affirma d'une voix amusée Ebenezer Calderon, un jeune homme brun et au sourire aussi lumineux que ses yeux bleu ciel. De seulement un an son cadet, Georges l'avait rencontré lors de ses études à Eton et tous deux avaient su lier une de ses amitiés que même les années et les distances ne pouvaient défaire. Calderon, futur comte lorsque son père rejoindrait les cieux, avait eu un parcours plus simple que celui du Duc de Gordon. À ses dix-huit ans, il avait rejoint Cambridge pour quelques études supplémentaires. À présent, il aimait se montrer oisif en attendant que les responsabilités d'un domaine lui revienne. Et Ebenezer appréciait toujours de taquiner celui qui n'avait jamais espéré faire partie de la bonne société anglaise. "Elles t'attraperont à l'entracte alors caches toi bien mon ami. Profite bien de ta soirée l'écossais" lança t'il avant de se faufiler parmi la foule qui commençait à arriver pour rejoindre sa propre famille. Georges eu un rictus amusé. Il aurait dû le deviner que son compagnon l'abandonnerait pour s'amuser de lui. Vous cherchez à marier votre merveilleuse enfant à un noble en âge de s'unir ? Contactez Ebenezer, il savait vous mettre dans des situations où les rencontres étaient inévitables. Marié depuis trois ans, l'anglais ne savait que trop bien à quels points la course au mariage était le cauchemar de bien des hommes. À peine un pied posé dans une réception, et la proie se retrouvait encerclé par des matriarches prêtes à les étouffer toute une soirée.

Georges intéressait les demoiselles aussi. Vous en faites partie ? Alors vous auriez dû être plus rapide. Le duc venait d'apercevoir au loin une connaissance qu'il n'aurait jamais pensé revoir à Londres. À grands pas, il s'approcha d'un homme et d'une femme qui auraient pu être ses parents, enfin il ne faisait que le supposer, accompagnés d'une jeune Américaine dont la compagnie et l'amitié avait été forte agréable lors de son séjour de trois années à New York.

" Sir Barrington, Madame Barrington, c'est un plaisir de vous voir ici" dit il en s'inclinant et en faisant un rapide baise main avant de se tourner vers celle qui attisait sa curiosité "Mademoiselle Agatha Maskelyne. J'ignorais que vous veniez en Angleterre. Vous avez tant grandit depuis notre dernière rencontre."

What is past is prologue

Le coeur palpitant d’excitation, son regard se portait sur à peu près tout ce qui l’entourait. Une semaine entière qu’elle avait attendu cette sortie, sa première au Royal Opera House à Londres. Si elle avait été résolument honnête, elle eut bien été forcée d’admettre que la représentation n’était guère à la hauteur de ses espérances. Agatha pouvait s’avérer une féroce critique, parfois même un peu moqueuse, mais une année entière sans la moindre distraction citadine l’avait rendue plus qu’indulgente envers ce qui se déroulait sous ses yeux. Même le plus médiocre des spectacles lui aurait convenu, pour un peu que cela lui donnait la possibilité de sortir et de voir du monde. De plus le théâtre faisait partie de ces loisirs dont elle savait pouvoir profiter sans avoir à se soucier de trouver un siège au cas où sa jambe viendrait à la faire souffrir, et ne pas être contrainte de réfléchir à ce type de détail était fort reposant. Sa tante semblait prendre grand plaisir à la représentation, à moins que cela soit la possibilité de se montrer publiquement sous un jour favorable. La saison venant, elle prenait son parti de la situation, voyant l’entrée de sa nièce dans le monde comme un terrain d’essai avant d’y mener sa fille dans quelques années. Agatha n’était pas aussi rustre qu’elle l’avait imaginée, peut-être ne serait-il pas si difficile de lui trouver un époux convenable. Son héritage constituait à lui seul un joli atout. Sir Thomas, quant à lui, s’ennuyait ferme. Son épouse avait insisté, car de quoi auraient-ils l’air s’ils n’étaient pas vus tous ensemble en ce début de saison ?

L’entracte fut matière à converser, mais alors qu’Aggie aurait été plus prompte à parler du spectacle, sa tante elle ne cessait de commenter sur qui était présent, les toilettes des unes et des autres ainsi que les premiers pronostics de la saison, citant des noms pour la plupart inconnus à la jeune Maskelyne. Cette dernière n’écoutait d’ailleurs que d’une oreille, et moins encore lorsque ses yeux se posèrent sur le jeune homme venu à leur rencontre. Elle eut peine à y croire en vérité, après toutes ces années, et surtout en un lieu si éloigné de celui où ils s’étaient connus. La stupéfaction laissa bientôt place à une immense joie à la simple vue de ce visage familier et amical. « Monsieur Gordon ! C’est incroyable, je… » elle n’eut ni le temps ni l’opportunité de terminer sa phrase, interrompue immédiatement par sa tante. Cette dernière affichait une expression d’une amabilité sans faille, mais Agatha ne s’y trompait pas: elle avait bel et bien commis un impair. « Votre Grâce, le plaisir est tout partagé. Comment trouvez-vous le spectacle ? »

Votre Grâce ? Le sourire de la jeune femme était retombé, alors qu’elle regardait tour à tour sa tante et son oncle - ce dernier saluait également le jeune homme avec toute la politesse qui incombait -, puis Georges. Votre Grâce ? Elle avait appris bien sûr, elle savait quel rang cette appellation désignait. Mais Georges pour elle avait toujours été Monsieur Gordon, car elle le savait, il avait un aîné. Il ne pouvait être Sa Grâce… à moins qu’un bien triste événement ne se soit produit…

Elle se reprit pourtant, sans parvenir à dissimuler sa confusion et s’inclina mieux qu’elle ne l’avait fait. « Votre Grâce, pardonnez moi. » Elle se sentit coincée soudain, désireuse de retrouver son vieil ami, de savoir ce qui avait pu lui arriver mais aussi lui raconter ce qu’étaient devenus ses parents qui avaient côtoyé le jeune homme, l’avaient accueilli sous leur toit. Elle eut préféré pouvoir confier ce triste destin dans un cadre plus intime que l’entracte d’un spectacle. Malheureusement pour elle et à sa plus grande gêne, l’épouse du Baronet décida de prendre cette tâche en main. « Vous connaissez donc notre nièce ? » Agatha était peut-être paranoïaque, mais il lui sembla deviner une pointe de reproche - pourquoi n’avait-elle donc pas mentionné connaitre un Duc ? -. « Quelle surprise en effet ! Après ce qui est arrivé à ses pauvres parents, nous avons bien sûr accepté de la prendre chez nous, n’est-ce pas mon ami ? » Apostropha-t-elle Sir Thomas, qui semblait plutôt désireux d’échapper à cette conversation mais acquiesça malgré tout. Agatha quant-à-elle commençait à contempler la possibilité de pousser sa tante par-dessus la balustrade. Le simple fait de l’imaginer était en soi un peu réconfortant.