Anecdotes

Öztürk n’est pas le nom de famille de Cevdet. En réalité il n’en possède pas, pour la simple raison qu’il n’est pas coutume d’en avoir dans l’Empire Ottoman. Son nom officiel complet est Cevdet Sayyid bin Abdülhamid, ce qui signifie simplement Cevdet, chef de guerre, fils d’Abdülhamid. Öztürk, soit « pur turc », est un rajout visant à simplifier ses démarches administratives en Europe. Il est coutume de changer son nom lorsque le statut d’une personne change, c’est pourquoi son frère a ajouté Muzaffer Daima, soit « victorieux à jamais », dans son Tuğra  lorsqu’il est devenu sultan.

Il est de confession musulmane sunnite et son éducation religieuse s’est faite à l’école hanafite. Il est important de le savoir car il s’agit de l’école majoritaire, mais aussi la plus rationaliste et libérale de l’Islam et cet enseignement a énormément contribué à forger son caractère et sa morale. Par exemple, au contraire d’autres courants plus traditionnalistes, il pense qu’un musulman qui a commis un crime contre un dhimmi doit être châtié à la hauteur de ses actes et qu’une certaine forme d’égalité existe entre lui et les non-croyants. Sa curiosité naturelle et sa fascination pour l’Europe ont contribué à renforcer ce sentiment qu’il n’est pas si différent d’un anglais ou d’un russe et qui l’a poussé à ne pas se renfermer dans une attitude viscéralement hostile vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas ses croyances.

Il a possédé de nombreux équidés au cours de sa vie, offerts par son père, ses oncles ou des délégations étrangères. Sa dernière acquisition est Altair, un cheval Marwari à robe gris clair qui l’a fidèlement suivi sur le champ d’honneur et durant son trajet jusqu’en Angleterre. Il est le résultat d’un croisement méticuleusement composé entre une race indienne et un pur-sang arabe. Ces chevaux sont prisés pour leurs jambes fines, leurs sabots solides, leur endurance et leur robustesse. Lorsqu’Altair est lancé au galop, il atteint de tels pics de vitesse qu’on a l’impression que ses pieds ne touchent pas le sol.

Les premiers balbutiements du bouleversement industriel que traverse le Royaume-Uni fascinent Cevdet autant qu’ils l’inquiètent. Il se plaît à visiter les usines dotées de machines de Watt et à admirer le formidable essor du train à vapeur. Il réfléchit d’ailleurs déjà à un partenariat commercial pour faire importer de l’acier à Constantinople et inaugurer la première ligne de chemin de fer de son pays. Mais d’un autre côté, il craint que ces nouvelles technologies créent un déséquilibre mondial sans précédent entre ceux qui les possèdent et ceux qui en sont dépourvus. Il s’inquiète également de l’attitude de certains directeurs d’usine qui glorifient trop la machine au détriment de l’être humain et de la pensée trop froide, trop rationnelle, qui transforme la nouvelle classe d’ouvriers en esclaves modernes, enchaînés à une économie qui dépend de plus en plus de la production et d’un marché instable. La compatibilité entre modernité et humanisme ne lui semble pas évidente.

La prédominance de la culture et des arts d’Europe occidentale a largement influencé ses passions et ses violons d’Ingres. En voici un exemple concret : durant son apprentissage à la masrada, lorsqu’il retenait bien ses leçons, il avait l’honneur de réciter les nasheeds. Sa voix, particulièrement puissante et harmonieuse, était particulièrement appréciée. Son timbre a ensuite attiré l’attention d’artistes lyriques venus de la péninsule italienne qui lui ont fait découvrir le grand opéra et qui ont déterminé que s’il en faisait son métier, il serait la crème des barytons de son époque, peut-être même qu’il pourrait tenter sa chance jusqu’à Paris. Nonobtsant, ce n’est pas demain la veille qu’il jouera La Vestale sur les planches, même pour le simple plaisir du loisir : La musique étant un sujet sensible et frappé d’interdits en Islam, Cevdet reste très discret à ce sujet. Il se contente de ranger ces pensées dans un coin de sa tête et de rester éloigné de la musique afin d’éviter d’être tenté par l’envie de pécher.