Au cours de sa longue existence, Cevdet avait beaucoup voyagé. Il avait vu de ses propres yeux les plaines enneigées de Crimée, les sommets escarpés de la vieille Kabylie, les déserts arides d’Egypte et même les dernières heures de l’existence versaillaise avant la chute inéluctable de la Monarchie absolue. Le souvenir restait en lui comme l’exhibition lugubre d’un musée en ruines. Il avait vu du pays, parcouru presque tous les continents et pourtant, nulle part sur cette Terre le soleil ne lui avait semblé plus triste et plus désolé qu’en Angleterre. A l’aube londonienne, Hélios et son char doré peinaient à se frayer un chemin parmi les nuages noirs gorgés de bruine et lorsque le ciel était dégagé, la lumière semblait grise et terne comme une bougie enfermée sous une cloche qui la prive d’oxygène. Le soleil anglais ne dégageait aucune chaleur réconfortante, aucune lueur d'espérance. Il éblouissait tant qu’il faisait mal à la vue, même pour Cevdet dont le bronzage halé témoignait d’une habitude évidente aux ciels dégagés et lumineux et au temps chaud et dont les yeux ébène ne craignaient guère les rayons les plus dangereux en temps normal. En bref, ce soleil anglais jaunâtre, qui se traînait haut dans le ciel sans le moindre entrain chaque matin pour éclairer la capitale du plus grand Empire du monde, déprimait profondément l’ottoman.

Fort heureusement, là où il travaillait, un grand platane le protégeait de cette lumière disgracieuse par son ombre bienvenue et la vue avait le mérite d’être assez agréable. La grande fenêtre de son bureau donnait sur le célèbre cours d’eau que les britanniques appellent affectueusement Père Tamise. De loin, le fleuve s’étendait avec une grâce de majesté. De près, comme malheureusement tous les cours d’eau traversant des grandes villes, il arborait une couleur brunâtre suspecte et Cevdet n’avait aucune envie de savoir ce qu’on venait jeter là-dedans. On lui avait d’ailleurs formellement déconseillé de faire trempette dans cette étendue d'eau hasardeuse, surtout lorsque la saison estivale venait : un ancien diplomate ottoman s’y était apparemment baigné pour se rafraîchir et fut violemment foudroyé par un épisode de diphtérie après avoir malencontreusement bu la tasse. Le type avait affronté une garnison entière de Perses avec un simple sabre mais n'avait pas résisté aux assauts des eaux de la ville.

Malgré le soleil anglais et ces histoires sordides sur les effets de l’eau de la Tamise, l’ottoman et son frère travaillaient d’arrache-pied pour que les relations entre leur pays et cette contrée occidentale soient au beau fixe. La guerre n’était achevée que depuis deux petites années et le souvenir des navires perdus de Dardanelles était encore frais dans son esprit mais n’était-ce pas ainsi que la diplomatie fonctionnait, de nos jours ? Selim l’avait prévenu maintes fois, de ses prophéties teintées d’un pessimisme sans espoir : tu te battras contre ta famille, tu serreras la main du Diable, tes amis seront tes ennemis et tes ennemis seront tes amis. Les serments et les traités n’auront plus aucune valeur. Plus rien n’aura de sens.. Cevdet n’était pas encore un vieil homme mais il sentait nettement la différence dans sa façon de procéder depuis les années 1790. Actuellement, les frontières de son Empire étaient grignotées par les ambitions expansionnistes de la Grande Russie et auparavant il se serait tourné vers la France pour rappeler l’aide mutuelle qu’exigeait leur traité d’amitié historique et ils auraient certainement pris une dérouillée comme à la bonne époque des Guerres d’Italie. Mais désormais, il faisait des ronds de jambe aux messieurs du Royaume-Uni en espérant en tirer une partie de leur flotte. Le monde changeait de façon aussi rapide qu’inattendue.

Toutefois, aujourd’hui n’était pas dédié au travail et à ses tracas mais à la détente. Cevdet songeait à flâner un peu en ville et à se mettre à la recherche de bains romains ou d’un sauna, ou de quoi que ce soit ressemblant de près ou de loin à un hammam mais apparemment, cette formidable tradition romaine n’avait pas survécu à la chute de l’antique Britannia. Peu fructueuses, ses recherches l’avaient laissé bredouille au bord de la Tamise, devant l’ambassade qu’il avait quittée quelques heures plus tôt. Ne désirant pas partir tout de suite, il demeura quelques instants sur le quai afin d’observer les bateaux de pêches qui revenaient d’une longue journée de labeur, le pont croulant sous les filets pleins à ras bord. Jadis, il était toujours déçu de ne jamais apercevoir de navire à vapeur mais, songeait-il, c’était encore trop tôt. Le fleuve n’était peut-être pas assez profond et les quais n’étaient pas adaptés à de tels engins.

Mais c’était son jour de chance : voilà qu’il y en avait un. Un navire petit et longiligne qui ne payait pas de mine, à la coque d’apparence boisée et bâti comme le reste de ses congénères mais dont la large cheminée fumante de combustible de houille ne trompait personne. Une petite foule curieuse s’était rassemblée, indépendamment pour admirer le spectacle ou pour acheter son lot de poissons frais au déchargement des bateaux, sans avoir la patience d’attendre que les étalages du marché soient mis en place. D’autres restaient en retrait, se contentant d’observer avec admiration, ennui ou dédain. C’était selon. Cevdet peinait à cacher son excitation d’avoir la chance d’admirer un bateau à vapeur sur la Tamise. Il était tout de même en train de vivre l’Histoire en direct.

Dans la foule, son regard croisa celui d’une très jeune demoiselle blonde qui était accompagnée. L’ottoman faisait en sorte de ne pas se faire trop remarquer mais malgré son sérieux apparent, sa fébrilité était palpable à l’approche du navire à vapeur. Il connaissait cette fille, son chemin avait déjà croisé le sien il y a bien longtemps mais il ne s’en souvint pas. Du moins, pas immédiatement. Par contre, il remarqua qu’elle était forte petite de taille — du moins en comparaison à son gabarit de guerrier mamelouk — et que des messieurs soi-disant gentilshommes se pressaient au premier rang en oubliant toute manière et toute galanterie. Elle ne devait pas voir grand-chose de ce qu’il se passait, pauvre petite âme. Il était un peu gêné mais maintenant qu’elle l’avait remarqué et qu’elle avait vu qu’il avait remarqué qu’elle l’avait remarqué, il ne pouvait pas faire semblant de ne pas l’avoir vue et la snober. Ce serait impoli. Ce n’était pas comme dans sa patrie où les femmes étaient couvertes de la tête aux pieds et ce genre de désagrément n’arrivait jamais. Il était obligé de faire quelque chose. Alors il afficha ce demi-sourire un peu gêné et croisa ses mains dans son dos pour éviter de les triturer devant l’inconnue blonde et anglaise. Tel était le fardeau des introvertis comme lui : trop penser, trop réfléchir à ce qu’il était en train de faire, et puis regretter ses actes une fois qu’il avait agi et que c’était trop tard.